Trencadis, par Caroline Deyns
(Quidam éditeur, 2020)
Retour de lecture
Outre ma casquette de rédactrice indépendante, j’occupe un poste salarié dans une médiathèque. Tous les ans, s’y déroule un salon littéraire appelé le Salon du livre, auquel des auteurs de littérature adulte et jeunesse sont conviés pour faire la promotion de leurs œuvres. C’est dans ce contexte que j’ai découvert Trencadis, écrit par Caroline Deyns que j’ai eu la chance de rencontrer lors de l’édition 2025 de ce salon.
Trencadis est un livre qui m’a sortie de la torpeur littéraire dans laquelle je suis parfois plongée dans ce travail. En effet, nous devons présenter une offre variée d’ouvrages, tout en tenant compte des préférences de nos usagers, au niveau des genres littéraires et du choix des auteurs. En termes de romans, c’est le feel good qui a le vent en poupe, et occupe donc une place importante dans nos rayons. Je n’ai rien contre ce courant, mais je m’en suis un peu lassée au fil du temps. Quand j’ai commencé la lecture de cette biographie en préparation de la rencontre avec son auteure, cela m’a fait l’effet d’un grand coup de vent frais sur le visage : au début on se sent agressé, mais finalement, on respire mieux.
Source : Librairie Terranova
Trencadis raconte la vie de Niki de Saint Phalle, une artiste majeure du 20e siècle, illustre inconnue à mes yeux jusqu’alors.
Tant sur la forme que sur le fond, l’écriture de Caroline Deyns m’a profondément émue, interrogée, bouleversée, perdue parfois. Paradoxalement, cela m’a fait un bien fou de lire une histoire qui me déroute, où je ne sais pas ce qui m’attend. L’auteure fait travailler le cerveau de son lecteur en le baladant d’un récit à un autre. Soudain, des personnages sans lien direct avec la narration apparaissent et disparaissent, des transcriptions d’interviews de personnes qui ont connu l’artiste popent entre deux chapitres dédiés au personnage principal.
La protagoniste, parlons-en. Niki de Saint Phalle. Torturée, avide de liberté et d’amour. Trouve son salut dans la création artistique. Choisit de vivre la vie opposée à celle que la société a prévue pour elle. Et commet, aux yeux de bien des gens, l’un des pires crimes pour une femme : abandonner enfants et mari. Choisir l’art, jeter la parentalité aux orties, dans le contexte des années 1950. On peut la qualifier de monstre, on peut dire que son acte est impardonnable et ignoble. Moi, j'admire sa sincérité. Ce n’était pas un caprice, c'était de la survie : elle ne pouvait pas faire autrement.
Plus que tout, je l’admire pour avoir transcendé sa souffrance et ses épreuves en quelque chose de beau, qui a eu un impact positif sur la société et le monde de l’art. Le viol tâche à jamais votre histoire. Vous pouvez atténuer la souffrance, suivre des thérapies, porter plainte peut-être, oublier parfois. Mais il reste là, tapi dans l’ombre. Compagnon d’infortune indésirable et honteux. Il faut apprivoiser et apprendre à vivre avec cette chose noire à l’intérieur de soi. Cela peut nous détruire ou nous servir de tremplin. Mais ce n’est jamais binaire à ce point. C’est plus… un entre-deux. Des émotions, des reviviscences avec lesquelles on va composer, jour après jour.
C’est cette réalité que j’ai ressentie dans le récit. C’est peut-être pour cela que, pour la première fois, la lecture d’une histoire sur les abus sexuels m’a apporté un peu de réconfort. Parce que sans tomber dans le voyeurisme, ce qui s’est passé est dit clairement au début du livre. Il n’y a pas de suspense abject autour de l’agression. Et en même temps, ce n’est pas le seul pilier de l'œuvre. Même si elle demeure affectée par ce viol, on sent que Niki de Saint Phalle ne reste pas à l’état de victime. Personnellement, cela m’a insufflé de la force et aussi, un grand soulagement.
Alors, merci Niki de Saint Phalle, merci Caroline Deyns. Pour contribuer à régénérer les vies que certains ont cru pouvoir briser.

Niki de Saint Phalle, Tirs - Source : ZKimages, ebay, tous droits réservés.
Extraits du livre
Page 91 :
« Franchement, t’es toujours heureuse toi dans ta vie d’épouse et de mère ? Il n’y a pas des moments où tu te dis stop, pause, laissez-moi un SAS où je pourrais devenir autre chose qu’une esclave ménagère, une vache à lait et une putain en string dentelle ? Où tu te dis que ta vraie vie est ailleurs qu’à quatre pattes sur ton carrelage ou sur ton pieu ? Que le mari et les gosses ça va un moment mais que finalement tu foutrais bien le camp une fois de temps en temps, pour exister vraiment, lâcher tout ce qui gueule à l’intérieur en sourdine, MOI, JE, I, ICH ! »
Page 100 :
« Soudainement elle s’éveille, reconnaît l’endroit emblavé de rebuts chinés aux ferrailleurs et d’autres rendus encore moins identifiables à mesure que la neige s’y accumule ; la décharge à ciel ouvert où patientent les bourgeons éparpillés, les fragments d’ossature, les embryons de sculptures à venir, les siennes, celles des artistes qui l’entourent désormais. Cherche des yeux la porte, les bras qu’on vient de lui ouvrir. Au 11 habite Brancusi, James Metcalf qui a succédé à Max Ernst lui fait face, à côté Jean Tinguely et Eva Aeppli ont installé leur atelier. Aucun pour la mépriser lorsqu’elle a reparu. Se moquant bien qu’elle soit 1) une sale aristo, 2) une foldingue d’Amerloque, 3) une dessinatrice épouvantable, 4) une horrible épouse, 5) une mère à pendre. Ce qu’elle est importe peu. On l’aime pour ce qu’elle fait : des créations naïves d’autodidacte. »
Page 249 :
« Le père, la mère ou la fille ?
Le violeur, la femme aveugle du violeur, ou la violée ?
Qui, le monstre ?
La question revient, se ressasse à intervalles réguliers dans la vie de Niki.
Ses Nanas sont adulées dans le monde entier, elle est devenue célèbre ; ce sont des expositions, des interviews, des rétrospectives même, elle qui n’a que quarante ans. Mais elle ne continue pas, interrompt la série, se lance tête baissée dans une autre qui arrache, celle-ci, des mines dubitatives. Elle les ignore. Ses Mères Dévorantes, elle y tient plus que tout. S’en justifie : la faute à la mort du père qui a remué en elle des souvenirs de ventre sale. »
Sources :
Photo de couverture :
la Hon, œuvre éphémère exposée au Moderna Museet (Suède) en 1966.
Photo : Hans Hammarskiöld, tous droits réservés.
http://www.poderesantapia.com
Trencadis